En 2002, Neil Smith proposait un élargissement du concept de gentrification, la « gentrification généralisée », avec la prise en compte de plusieurs dimensions du phénomène : géographique centre-périphérie, villes mondiales et villes secondaires), fonctionnelle (habitat, commercial, espace public), et mettant en place une diversité d’acteurs (Smith 2002). La gentrification n’est pas
seulement un processus de restructuration de l’espace, mais aussi une pratique de la production de l’espace. Ainsi, cette pratique est désormais généralisée à tous les secteurs où le capitalisme est intégré, grâce notamment à la mondialisation néolibérale. Planetary Gentrification de Lees, Hyun et López Morales (2016) s’amorce d’une part à partir de ce raisonnement, et d’autre part, à partir de la réflexion entamée par les mêmes auteurs dans Global Gentrification, Uneven Development and Displacement qui portait déjà un regard critique sur le processus inégal de la gentrification à l’échelle mondiale (Lees et coll. 2014). Ainsi, il est clair pour les auteurs que la gentrification appelle à une approche globalisée en réunissant la théorie urbaine, la critique postcoloniale et la perspective d’économie politique.
Spécialistes de la gentrification et ayant travaillé sur des villes anglo américaines, asiatiques et latino-américaines, les auteurs néomarxistes Lees, Hyun et López Morales regroupent un nombre impressionnant d’études de cas géographiquement variés dans Planetary Gentrification. Notons néanmoins que seulement une dizaine de références abordent des cas d’étude du continent africain, ce qui s’explique par l’intérêt des auteurs sur certains territoires. Dans cet ouvrage, les auteurs déploient une méthode comparative entre les villes du Nord et du Sud, les mettant sur le même plan analytique. Selon les auteurs, la mise en relation comparative des territoires met l’accent sur les caractéristiques transnationales et interconnectées des processus urbains (Lees et coll. 2016, 13).
L’apport significatif de cet ouvrage est de définir la gentrification comme un phénomène planétaire (ibid., 203). Les auteurs proposent une compréhension ouverte, intégrée et relationnelle de la gentrification, une position qui s’appuie sur les travaux de Massey (1993), entre autres. En combinant l’approche de l’urbanisme comparatif de Robinson (Lees et coll. 2016, 206) avec la théorie de « l’urbanisation planétaire » de Brenner et Schmid (ibid., 10 à 11), le cadre théorique des auteurs comble le fossé entre les études urbaines et postcoloniales. L’objectif est de conceptualiser la gentrification comme processus urbain et non comme forme urbaine (ibid., 13). Ainsi, la gentrification à l’échelle planétaire dépasse les théories classiques de la gentrification, remet en question les conceptions de l’urbanisme centrées sur le Nord et synthétise les notions sur le rôle du capital et de l’idéologie néolibérale dans le processus d’urbanisation. La gentrification planétaire devient « une colonisation de l’espace urbain par le capital, liée à la mondialisation et au néolibéralisme » (notre traduction, ibid., 87).
La gentrification comme processus universel
Notion créée en 1964 par Glass, sociologue marxiste, la gentrification qualifiait un processus de réhabilitation et d’appropriation du bâti populaire par des ménages aisés dans le district d’Islington à Londres (Glass 1964). À partir de cette époque, une large littérature sur la gentrification s’est développée, décrite dans le deuxième chapitre de l’ouvrage. Un des débats qui émerge avec les études postcoloniales est la question de la légitimité d’utiliser le concept de gentrification développé par des auteurs occidentaux pour des villes occidentales à d’autres contextes non occidentaux. Pour plusieurs auteurs, la gentrification ne se calque pas sur d’autres types de réalités (Maloutas 2011). Prendre ce concept pour étudier d’autres lieux non urbains ou extérieurs au monde anglo-saxon est synonyme de perte de rigueur épistémologique. La thèse développée dans Planetary Gentrification s’oppose à cette lecture : pour Lees et coll., la gentrification est un phénomène mondial et universel, un cadre conceptuel qui permet d’expliquer la restructuration sociospatiale des villes du Nord, mais également celles du Sud.
En effet, les auteurs déclarent que la gentrification permet d’expliquer les phénomènes de transformation urbaine partout dans le monde en s’adaptant aux conditions locales. Selon eux, le concept de « gentrification » a une application globale, généralisée, universelle et en même temps flexible, qui s’adapte aux contextes locaux (Lees et coll. 2016, 203). La gentrification comme concept universel se produirait partout dans le monde avec la mondialisation néolibérale, la gentrification se développant à échelle planétaire (ibid., 4). Les auteurs nous invitent donc à dépasser la filiation du concept de gentrification des villes du Nord appliquée aux villes du Sud.
Dans Planetary Gentrification, tout est une question d’échelle. Une des contributions majeures de l’ouvrage est d’élargir les études de la gentrification aux espaces autres que la ville, notamment en étudiant les processus de désarticulation des zones périurbaines. Selon la généalogie des études de la gentrification figurant dans le deuxième chapitre de l’ouvrage, au début, le concept caractérisait un espace précis (les quartiers centraux des villes) et un processus explicite (la réhabilitation). Au fur et à mesure, la gentrification a évolué et permet dorénavant de caractériser des projets urbains, périurbains et ruraux et autres types de processus urbains, dans une approche critique. Les auteurs illustrent ainsi cette évolution par plusieurs exemples, notamment la gentrification par les mégadéplacements des villageois du Bangalore (ibid., 41). Dans cette étude de cas, le déplacement forcé des agriculteurs et l’obligation de vendre leurs terres à une fraction du prix du marché sont expliqués par la gentrification, car la dépossession de terres d’un village rural en entier est conçue pour attirer les élites, les professionnels et les classes supérieures sous le couvert d’un projet de développement régional visant à installer un corridor informatique à Bangalore (ibid.).
La question des échelles est critique dans l’ouvrage et un facteur d’universalité qui englobe d’autres phénomènes tels que les mégadéplacements, la mégagentrification, la gentrification des bidonvilles, entre autres. Cependant, implicitement, la gentrification locale ou endogène est reléguée à un deuxième plan. En effet, pour les auteurs, les programmes de redéveloppement urbain ou la gentrification des bidonvilles dépassent l’échelle du quartier, l’échelle locale. Dès lors, la gentrification est planétaire, mais aussi de grande échelle (ibid., 173).
Les auteurs mobilisent donc une définition très large de cette notion dont le corollaire est que tous les processus de transformation urbaine sont de facto des processus de gentrification. Certes, cette définition facilite l’universalité en offrant la souplesse nécessaire pour les conditions locales. De plus, les exemples de gentrification regroupent les mêmes caractéristiques, à savoir les questions de l’investissement du capital, le changement du bâti et le déplacement des populations locales pour des populations plus riches. Cependant, placer tous les processus sur le même cadre analytique revient à opérer une réduction conceptuelle. En effet, il est possible, sous certaines conditions, de revitaliser les quartiers en limitant les effets négatifs de la gentrification en agissant sur le logement social et abordable (Reiser et Jolivet 2018) ou en mettant en place un système de taxation foncière basé sur la valeur locative des logements (Bélanger 2014).
La gentrification et la circulation des modèles
Un deuxième thème abordé dans cet ouvrage est la circulation des modèles. Selon les auteurs, des trajectoires interconnectées des changements sociospatiaux sont observées partout dans le monde. Ces trajectoires se traduisent au niveau des acteurs et des modèles urbains. Pour la gentrification planétaire, l’interconnexion des acteurs et l’adaptation des politiques des villes « modèles » est fondamentale. Par exemple, l’ouvrage aborde la circulation du modèle de Barcelone en Amérique latine par des associations de villes ibéro-américaines, comme le Centro Iberoamericano de Desarrollo Estratégico Urbano (ibid., 116 à 122).
Les auteurs sont catégoriques : il n’existe pas de modèle de diffusion de la gentrification des villes du Nord vers les villes du Sud qui peut nous faire croire que la gentrification est un phénomène émanant à la base du Nord. Ainsi, l’étude des modèles de diffusion ne doit pas occulter l’étude des autres modèles. D’ailleurs, le transfert des modèles et des politiques de gentrification ne s’effectue pas toujours dans le sens Nord-Sud, Ouest-Est (ibid., 113). Pourtant, les exemples avancés, dans le cinquième chapitre, ne traduisent pas cette prise de position et sont de fait, peu convaincants. En effet, les auteurs présentent les études de cas selon la même trajectoire sous une lunette diffusionniste. Les exemples traduisent des modèles et des politiques urbaines des villes du Nord qui se répandent dans les villes du Sud. L’exemple de la diffusion des politiques de la tolérance zéro de New York vers Rio de Janeiro (ibid., 127) illustre cette réflexion dualiste. Ce schéma vient contredire la thèse de la non-diffusion de la gentrification du Nord vers le Sud et la difficulté de s’affranchir complètement des formes de pensées non fluides et des théories diffusionnistes.
La gentrification, l’État et la classe capitaliste transnationale
Le dernier thème abordé dans ce compte-rendu est la relation entre la gentrification, l’État et la classe capitaliste transnationale. Dans le débat des années 1980-1990 qui opposait la gentrification comme production de l’espace urbain contre le point de vue du consommateur, les auteurs se situent du côté de N. Smith, D. Harvey et T. Slater : la gentrification témoigne d’une logique structurelle liée aux logiques de production et ne s’explique pas par les choix individuels des ménages en matière de résidence (Ley 1986). Le cadre théorique de la gentrification planétaire est donc axé sur la production avec l’État comme acteur central, et ce, même s’il est accompagné, entre autres, des élites transnationales du Nord et du Sud qui investissent au-delà des frontières. Ainsi, la gentrification est produite par des promoteurs transnationaux et des institutions transnationales, avec l’aval des États locaux et nationaux (Lees et coll. 2016, 110). Ces partenariats tirent souvent parti d’événements internationaux majeurs tels que les Jeux olympiques ou les programmes de préservation historique pour mobiliser la gentrification, comme témoignent les exemples des villes latino-américaines de Quito ou Panama (ibid., 101-102) ou les conséquences urbaines des Jeux olympiques de Séoul (ibid., 180-182).
Selon les auteurs, les promoteurs internationaux utiliseraient l’argument de la mondialisation pour changer d’échelles la réalité de la gentrification. La gentrification suit donc une logique de transnationalisme par le haut, où les activités qui se déroulent au-delà des frontières nationales sont initiées par les gouvernements (ibid., 138). En reprenant les catégories d’analyse de Sklair, les classes capitalistes transnationales à l’oeuvre dans la gentrification planétaire seraient les politiciens et bureaucrates transnationaux, les professionnels et les médias (2005, 485-486).
Pour conclure, Planetary Gentrification est clair, bien écrit et didactique. Cet ouvrage nous aide à comprendre les processus dans la restructuration spatiale de différentes villes (Lees et coll. 2016, 202) en adoptant une approche d’urbanisme comparatif. De même, nous comprenons que la gentrification a une application globale, à la fois localisée et dissociée.
Nous voulions soulever un dernier point. Dans cet ouvrage, les auteurs partent du principe que le néolibéralisme fait partie du contexte, que ce soit pour les villes du Nord comme pour les villes du Sud. Cela implique que la logique du capitalisme néolibéral s’impose dans le Sud Global (ibid., 207). Les auteurs embrassent totalement la position de l’importance du contexte, tant pour les études postcoloniales que pour les études relationnelles : le néolibéralisme doit être compris et analysé en tenant compte du contexte local (culturel, social, historique et politique, entre autres).
Cet ouvrage est une contribution majeure aux études de la gentrification, un outil pour les recherches sur la gentrification globale, transnationale et un appel clair à une recherche orientée vers le Sud.
Un texte d’Ana Abecia Monrroy Block
Collaboratrice spéciale
Bibliographie
Bélanger, Hélène. 2014. « Revitalisation, gentrification et mixité sociale : quelle place pour le logement social ? » Montréal : Habiter Ville-Marie.
Glass, Ruth, éd. 1964. London : Aspects of Change. London : MacGibbon & Kee.
Lees, Loretta, Bang Shin Hyun, et Ernesto López Morales, éd. 2014. Global Gentrifications. Uneven Development and Displacement. Bristol : Bristol University Press.
Lees, Loretta, Hyun Bang Shin et Ernesto López Morales. 2016. Planetary Gentrification. Urban futures. Cambridge : Polity Press.
Ley, David. 1986. « Alternative Explanations for Inner-City Gentrification: A Canadian Assessment ». Annals of the Association of American Geographers 76 (4): 521-35.
Maloutas, Thomas. 2011. « Contextual Diversity in Gentrification Research ». Critical Sociology 38 (1): 33-48. https://doi.org/10.1177/0896920510380950.
Massey, J. 1993. « Chapter 4: Power-geometry and progressive sense of place ». In Mapping the futures: local cultures, global change, édité par Jon Bird. Vol. Futures : new perspectives for
cultural analysis. London : Routledge.
Reiser, Chloé, et Violaine Jolivet. 2018. « Les nouveaux espaces convoités de la métropole ». Le Devoir. 24 septembre 2018. https://www.ledevoir.com/opinion/libre opinion/537462/lesquartiers-pericentraux-nouveaux-espaces-convoites-de-la-metropole.
Sklair, Leslie. 2005. « The Transnational Capitalist Class and Contemporary Architecture in Globalizing Cities ». International Journal of Urban and Regional Research 29.3: 485-500.
Smith, Neil. 2002. « New globalism, new urbanism : gentrification as global urban strategy ». Antipode 34 (2) : 427-50.